INTERVIEW – SYLVAINE GORGO, MARQUETEUSE DE PIERRES : « JE CONSIDÈRE LA MARQUETERIE COMME UN MOYEN DE PRODUIRE DU DÉTAIL LÀ OÙ ON NE S'Y ATTEND PAS » (France)
Autodidacte, Sylvaine Gorgo a appris sur le tas la marqueterie de pierre et cultive depuis cet art méconnu, sublimant les pierres dans des compositions originales, pour le plus grand bonheur des hôtels de luxe et des palaces. |
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INTERVIEW – SYLVAINE GORGO, MARQUETEUSE DE PIERRES : « JE CONSIDÈRE LA MARQUETERIE COMME UN MOYEN DE PRODUIRE DU DÉTAIL LÀ OÙ ON NE S'Y ATTEND PAS » (France)
Autodidacte, Sylvaine Gorgo a appris sur le tas la marqueterie de pierre et cultive depuis cet art méconnu, sublimant les pierres dans des compositions originales, pour le plus grand bonheur des hôtels de luxe et des palaces. |
Catégorie : Europe - France - Interviews et portraits
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Interview de Christopher Buet le 07-09-2023
L’art est souvent semblable à un puzzle qu’il s’agit de reconstituer, en assemblant les éléments pour faire apparaître sa vision. Pour l’écrivain, les lettres et les mots sont ces pièces qu’il doit agencer pour former les phrases qui aboutiront à un ouvrage, un peintre verra dans les couleurs la matière à combiner pour réaliser son tableau. Pour le marqueteur de pierres, son matériel se situe dans les roches, plus ou moins précieuses et dures. Un matériau tantôt accommodant, tantôt capricieux, mais jamais figé, offrant des possibilités infinies.
Mosaïste et sculptrice, Sylvaine Gorgo avait déjà une affinité avec les pierres, mais rien ne la prédestinait à la marqueterie de pierres. Puis, la rencontre avec la famille Wladisvav Bebko changea sa trajectoire. Rapidement, elle se fascine pour cet art de la précision et de la finesse où le travail se cache derrière une apparence de netteté et d’élégance. Rien ne doit transparaître, sinon l’histoire et le dessin, comme si la pierre avait naturellement été ainsi. En autodidacte, elle se forme et reprend l’atelier de l’ancien marqueteur, héritant de son stock de pierres. La magie opère et l’artiste se prend à créer des tableaux y gravant son caractère et sa sensibilité sur fond d’inspirations mythologiques, féériques ou d’évocation de la nature, dans une explosion de couleurs.
Depuis la Provence, Sylvaine Gorgo s’est arrachée à ses toiles minérales, le temps de quelques questions, pour dévoiler au Journal des Palaces la subtilité d’une activité aussi rare que précieuse, au croisement de la sculpture, de la peinture et de l’orfèvrerie.
Journal des Palaces : Comment êtes-vous devenue marqueteuse de pierres ?
Sylvaine Gorgo : En 2006, j’ai fait la rencontre de la famille d’un marqueteur de pierres dures, Wladislav Bebko, décédé depuis plusieurs années. Ils m’ont alors proposé de reprendre le flambeau de cet atelier tombé dans l’oubli. Je travaillais alors les pierres (marbres et granits) de manière brute (fontaines, bassins, dallages) et particulière aussi. Ils ont fait le choix de la transmission. Ils souhaitaient que ces pierres remplissent la fonction pour laquelle elles avaient été destinées au départ, alors même qu’ils auraient pu revendre matériel et pierres à la découpe.
Il s’ensuivit une longue période d’apprentissage de ce métier, proche du travail de lapidaire, seule, en autodidacte, avec des échecs et des tâtonnements. J’ai appris le nom des pierres fines, mais j’ai surtout appris à les connaître de l’intérieur, grâce aux sens essentiels que sont le regard et le toucher.
Vos créations ont été intégrées à la pierre, à mi-chemin entre la mosaïque et la marqueterie sur bois.
Effectivement, on pourrait dire que la marqueterie est à mi-chemin de beaucoup de choses ! À mi-chemin de la peinture et de la sculpture, ou de la mosaïque et de la marqueterie de bois.
Néanmoins, la caractéristique principale de l’art de la pietra dura reste l’absence de joint, ce qui est la grande spécificité de toute marqueterie. C’est cette caractéristique qui fait une des grandes difficultés de cet art. Arriver à être précis soit en travaillant dans une épaisseur de pierres comprise entre 3 mm à beaucoup plus, soit parvenir à du très fin, bien moins que 1 mm, le tout dans des pierres très dures ou très fragiles, demande une forme d’abnégation, de mon point de vue.
En quoi consiste votre métier ?
Le marqueteur de pierres taille des pierres fines (lapis-lazuli, jaspes, agates, jades, œil de tigre…) ou d’autres matières comme la nacre et les assemble de manière précise pour réaliser un dessin, abstrait ou figuratif, à partir d’une surface plane. Depuis le bloc de pierre brut jusqu’au poli miroir de l’objet !
La marqueterie de pierres est un art rare. Cela en fait un art du luxe ?
Ce qui tend à se raréfier a forcément tendance à prendre de la valeur et se lier, de facto, par un ADN commun, au monde du luxe. La marqueterie de pierres crée une forte valeur ajoutée sur les produits, par sa rareté évidemment, mais dans la mesure où celle-ci maintient un travail fait main, dans les règles de l’art ! Ce travail-là est en voie de raréfaction et peut répondre parfaitement aux exigences de rareté et d’excellence que requiert le monde du luxe.
Quelle est votre vision du luxe ?
Loin d’un amoncellement de matières luxueuses un peu clinquantes, j’aurais tendance à penser qu’il s’agit de créer un ensemble raffiné extrêmement bien équilibré ou chaque élément sonne juste. Le luxe passe forcément par une recherche de beauté et d’excellence.
Dans cette même idée, je considère la marqueterie comme un moyen de produire du détail là où on ne s’y attend pas. Elle a sa petite partition du beau à jouer, à sa manière. Il suffit parfois de pas grand-chose bien pensé pour transformer et personnaliser un espace.
Vous avez participé à la rénovation de chambres de l’hôtel Le Meurice. Avec quels hôtels travaillez-vous et quelles sont leurs exigences concernant votre travail ? Qu’attendent-ils de vous ?
J’ai été accompagné par Luc Berger (Lally&Berger) avec le concours des ateliers Jouffre pour la création de deux tables pour les chambres 324 et 328 de l’hôtel le Meurice. Nous avons bien sûr travaillé à partir des échantillons matières (tissus et marbre des tables). Mais j’ai été très libre dans les propositions de dessins et de pierres. Ce qui je pense est essentiel pour la réussite d’un projet.
C’était au niveau de l’hôtellerie, une première. Commencer cette nouvelle aventure par l’Hôtel Le Meurice, a été une très belle aventure qui me rend extrêmement fière et reconnaissante de la confiance qui m’a été faite.
J’ai cependant travaillé pour d’autres projets : yachts, résidences et dernièrement pour une nouvelle marque horlogère française la Manufacture De Villers. Il me semble que les exigences sont les mêmes partout : excellence, respect des délais.
Je fais une pièce en donnant le meilleur de moi-même pour surprendre et me surprendre moi-même. C’est donc un peu comme si l’on me disait en guise d’attente : surprenez-nous !
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
J’ai une véritable fascination pour le raffinement de l’art asiatique, les miniatures persanes, l’architecture, les arts décoratifs ancien, la peinture classique plus récemment...
Je suis aussi une grande consommatrice depuis de nombreuses années d’animés asiatiques et de films de fantasy. Je regarde des séries d’animés tous les jours, avec mes filles, avec une préférence pour la 2D et les histoires ou univers steampunk et fantasy. Tout cela participe à cultiver mon goût pour le dessin et l’imaginaire.
Comment s’articule votre processus de création ?
Je commence toujours par écouter le client, réfléchir, laisser mûrir, pour lui proposer des dessins, car tout part toujours d’un dessin. Je fonctionne cependant par intuition et par flashs d’idées. Les premières idées sont souvent les bonnes.
Mais, j'aime conserver une part de maîtrise sur le dessin et les pierres employées. Les dessins proposés par les décorateurs sont parfois à côté de ce qu’il faudrait faire, ce qui est somme toute assez logique, c’est-à-dire non adaptés à l’art de la pierre dure. Autrefois appelé « peinture éternelle » pour des questions évidentes de conservation de la matière pierre, le marqueteur parvenait à créer de véritables peintures et rendre ainsi un sujet vivant par l’emploi d’une multitude de pierres. C’est même, outre la finesse du dessin, la multiplication des pierres qui faisait la beauté de l’œuvre. J’essaie de rester fidèle à cette idée.
Le choix des pierres se fait presque toujours au début, dès le dessin. J’affine cependant toujours ce choix-là lors de la réalisation à proprement parler. Une pierre n’est jamais deux fois la même et n’est rarement que verte ou bleue. Il convient donc de les mettre côte à côte pour voir si elles fonctionnent entre elles.
Il est important de garder cette flexibilité mentale même pour le morceau de pierre de fond choisi qui peut, lui aussi, varier de manière parfois importante.
Dans le cas d’une incrustation, technique de l’intarsia, le dessin est reporté sur la pierre à l’aide d’une pointe à tracer. Le marbre est ensuite creusé, environ 6 à 8 mm, et re-rempli par des morceaux taillés et ajustés avec précision. Une fois la pièce finie, je repolis l’ensemble. Dans le cas de la technique du commesso, on assemble des morceaux entre eux comme un puzzle et on repolit le tout.
Mais, l'œuvre ne se révèle jamais complètement avant le polissage. C’est une fois la colle et les rayures parfois profondes des pierres, retirées, que l’on peut véritablement apprécier la pièce et voir si l’on a bien travaillé. Il m’arrive parfois de reprendre un morceau de pierre et de repolir le tout, lorsque je m’estime insatisfaite.
Quelle est la création la plus impressionnante que vous ayez faite ?
Sans hésiter, la prochaine ! Je garde le secret, mais il y a des surprises en cours. Lorsque qu’on parle d’être impressionné, on s’attend parfois à des choses de grande taille. Pourtant, parvenir à la finesse d’un cadran de montre en pierres dures relève un peu de l’exploit. J’ai passé un mois à développer le process et ai cassé quatre cadrans pour y parvenir. Mais j’y suis arrivée et me sens aujourd’hui un peu plus à l’aise avec cette histoire d’extrême finesse horlogère. Cela m’a clairement permis de repousser encore un peu mes propres limites.
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