Le Journal des Palaces

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TRISTAN AUER, ARCHITECTE D'INTÉRIEUR : « LES CHOSES INTÉRESSANTES N'ARRIVENT JAMAIS LÀ OÙ ON LES ATTEND »

Tristan Auer, l'architecte d'émotions, offre son regard sur son approche artistique et sa méthodologie.

TRISTAN AUER, ARCHITECTE D'INTÉRIEUR : « LES CHOSES INTÉRESSANTES N'ARRIVENT JAMAIS LÀ OÙ ON LES ATTEND »

Tristan Auer, l'architecte d'émotions, offre son regard sur son approche artistique et sa méthodologie.

Catégorie : Monde - Interviews et portraits - Produits et Fournisseurs - Fournisseurs - Interviews - Les Leaders du secteur
Interview de Sonia Taourghi le 28-03-2024


Nous sommes en début d'après-midi, un lundi, le temps est compté, il faut faire vite. Qu'à cela ne tienne, Tristan Auer prend tout de même un moment pour répondre à mes questions. Celui à qui on doit la transformation des Bains à Paris, ou encore la rénovation du Carlton à Cannes, pour laquelle il a remporté en 2023 de nombreux AHEAD Awards, dont Hotel of the Year, est toujours en mouvement, tant physiquement que dans l'approche de ses projets. Quel que soit le pays, la ville, Tristan Auer se "réinvente à chaque fois".

Au cours de l'échange, c'est un voyage philosophique et poétique dans lequel me transporte l'architecte d'intérieur reconnu internationalement. Après son diplôme de l'ESAG-Penninghen, il rejoint l'équipe de Christian Liaigre, puis Philippe Starck. En 2002, il crée son bureau d'architecture d'intérieur éponyme au travers duquel il lance également son propre mobilier. Devenu un designer incontournable dans l'univers du luxe, Tristan Auer est très conscient des enjeux commerciaux des nombreux projets hôteliers, souvent iconiques, qu'il a livrés ou sur lesquels il s'attelle aujourd'hui, mais son discours transporte dans un univers d'écoute, d'harmonie et une forme de don de soi qui laisse surtout parler les lieux. En route.

Journal des Palaces : Comment passez-vous de la création à la mise en place des idées concrètes ?

Tristan Auer : L’architecture d’intérieur est une science, imagée, cartésienne, posée. Les espaces entre les gens, les interactions sociales, là aussi, c'est une science. Selon les pays, les tables sont trop grandes, trop petites ou trop éloignées, ça ne marche pas. C’est la science des flux. C’est ce qui fait qu’un endroit fonctionne ou pas, et peu importe la décoration dans ces cas-là. Il n’y aucune vérité dans la décoration, c’est une histoire de goût et personne n’a raison. En revanche, il y a des nécessités ; il faut que ce soit plus vibrant, plus chaud, plus sombre, là, on pourra discuter, essayer des choses, et à la fin, il y aura une solution, pas deux.

Je suis au centre de tout ça, comme un chef d’orchestre, car je ne suis pas tout seul, il y a de l’éclairage, il y a des uniformes, il y a du « way finding », qui est une notion très importante, parce qu'il faut que ce soit instinctif et pas se demander où aller. Il y a de l’acoustique, de la musique, de l’OS&E, etc. On ne lâche rien jusqu’au bout.

Comment abordez-vous les projets justement ? Vous donne-t-on carte blanche ou avez-vous un cahier des charges précis ?

Avoir carte blanche ne m'intéresse pas puisque ma personnalité ne m’intéresse pas. On parle d’un lieu, d’une marque, d’une ville, et parfois, il y a la personnalité même de l’hôtel : pour le Carlton, vous ne pouvez pas faire abstraction de la personnalité du Carlton. Il n’y a pas la place pour l’égo d’un décorateur derrière tout ça. Je suis là pour faire du sur-mesure.

Je me considère comme un tailleur ; quelqu’un vient me voir pour réaliser un costume. Un costume pour lui-même ; pas pour le décorateur ou qui que ce soit d’autre, mais un costume qu’il va devoir endosser. Et comme il a des besoins – il veut aller à la chasse, il assiste à un repas très important, il veut pouvoir avoir une vie moderne, comme on a à Paris, et faire du vélo en même temps…. Ce n’est pas le même costume. J’utilise la morphologie du client, sa corpulence, mais en tenant compte surtout de ce qu’il veut faire avec. L’usage est très important ; la vertu de la nécessité. C’est ça qui rend beau. Car il n’y a pas de beau ou de moche, il y a ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Et comme en hôtellerie, on a un but commercial, il faut que ça fonctionne, il faut que ça génère de l’argent. Vous pouvez avoir le plus bel hôtel du monde, mais s’il est au mauvais endroit, si le personnel est incapable de servir les clients correctement et bien, c'est un échec.
C’est toute cette profondeur-là, cette responsabilité de mon métier, qui est absolument déterminante. J’apporte de l’architecture d’intérieur, pas de la décoration.

Comment s’effectue ce travail de connaissance et de compréhension des besoins ?

Je sais tout sur tout dans un hôtel. Je connais l’intimité de l’hôtel, je connais le personnel de chambre, ce qu’ils souhaitent, ce qui marchait avant, ce qui ne marchait pas, j’interroge les clients. Je me mets comme un petit animal au milieu de tout ça et j’écoute ce que les murs ont à me dire, ce que les personnes ont à me dire…
Dans la philosophie japonaise, on ne commence pas l’action avant la réflexion. Il suffit d’appliquer cet enseignement à soi : regarder avant de dégainer. J’écoute, je m’inspire, je suis poreux à ce qui se passe.

Qu’est-ce qui est le plus challengeant dans votre approche d’architecte d’intérieur ?

Je ne souffre pas des situations, et rien ne me fait peur. Je sais ce que je sais, mais je ne sais pas où je vais aller. Donc posément, avec l’aide des 45 membres de mon équipe, des gens qui ont énormément de talent à tous les niveaux, on réfléchit à chaque étape. Et il n’y en a pas une qui soit moins intéressante que d’autres. Au fur et à mesure d’un projet, il y a d’abord la conception bien évidemment, les ajustements, les développements, les recherches, qu’est-ce qu’on modifie, qu’est-ce qu’on garde... Je me nourris de toutes les étapes, et ce qui pourrait être complexe pour les autres, est absolument passionnant pour moi.

Quelles sont les différences clés entre les projets particuliers et les projets hôteliers ?

L’identification du client. Lorsque je travaille sur une maison de famille, je connais la famille et j'ai la responsabilité de la vie future de la famille dans la résidence. Mais, dans tous les cas, je m'adresse à quelqu'un, dans le cas d'une résidence, je m'adresse à la personnalité de la famille, de personnes. Lorsque je travaille sur un projet hôtelier, j'ai l'impression de parler à la personnalité de l'hôtel, d'un bâtiment…

Je suis incapable de faire quelque chose pour moi, mon égo. C'est pour cela que si l'on me donnait carte blanche, ça serait totalement stérile et inintéressant. C'est l'apanage du marketing, d'inventer une histoire, alors que moi, je me nourris de l'autre. C'est d'ailleurs récemment que j'ai découvert que j'étais un extraverti. En étant timide, peu sûr de moi, je pensais être un introverti alors que pas du tout : les introvertis se nourrissent d'eux-mêmes alors que les extravertis se nourrissent de l'autre. Ça m'a fait du bien de découvrir ça, car, effectivement, je ne peux me nourrir que de l'autre ou des éléments qui viennent perturber les émotions. Ça peut être une fleur, un animal, un pavé dans la rue… En tout cas, tout seul, je ne ferai pas grand-chose.

Avez-vous beaucoup de projets à l'international ?

J'ai principalement des projets à l'étranger, et lorsqu'ils sont en France, c'est principalement pour des étrangers. C'est assez étonnant et inexplicable d'ailleurs, mais peut-être qu'en mettant le service devant l'esthétique, cela a plus résonné à l'international qu'en France. Par contre, ça parle à l'hôtellerie moderne bien sûr.

Nous sommes partout dans le monde, aux États-Unis, en Chine, le Moyen-Orient (Dubaï, Arabie Saoudite, Qatar), Turquie... Donc, je travaille vraiment partout et pour tout. Avec quelques rares Français, comme là, en ce moment, à Courchevel. Dès que l'on veut travailler sur le très haut de gamme, les investissements sont plus étrangers.

À quel moment pensez-vous qu'il y a eu un tournant dans votre carrière ?

Oui, il y en a eu plusieurs. D'abord, il y a eu les Bains Douches, en 2015. Je suis toujours convaincu que la destinée est là, que les choses arrivent lorsqu'elles doivent arriver, et qu'il ne sert à rien d'essayer de forcer des portes. Il y a eu un alignement sur ce projet : beaucoup voulaient le faire, moi, je suis arrivé dans des circonstances complètement folles et puis Jean-Pierre Marois m'a confié le projet. Ce qui n'était pas une décision facile non plus, mais qui est un succès aujourd'hui et pour lequel nous avons reçu énormément de prix. C'était la première fois que je travaillais sur quelque chose qui n'était pas moi : à l'époque, c'était une boite de nuit, je n'y étais jamais allé.

Il a fallu tout casser, pour tout réinventer, donc tout changer pour ne rien changer. Avant, j'avais fait un autre hôtel dans les Iles Moustiques où il a fallu incarner la vie et la créativité du décorateur, Olivier Messel, qui l'avait fait dans les années 70. Il y a donc un côté acteur dans un rôle de composition que je trouve vraiment très agréable. Et puis le Crillon…. Puis COVID. La pandémie a boosté le secteur. Avec tous les hôtels qui fermaient, des investisseurs ont eu le bon réflexe d'investir.

Je vis ma vie à travers la vie des hôtels et j'ai une vie exceptionnelle, et je crois avoir beaucoup de chance d'être là où je suis aujourd'hui, grâce à mes clients, et ça je ne l'oublie jamais. C'est aussi grâce à l'hôtellerie évidemment, car c'est la fabrique des rêves éveillés : les gens traversent le monde pour vivre cette expérience, et donc on ne peut pas gâcher ces moments-là, il faut que tout soit parfait, à tout niveau. Même le doorman qui va ouvrir la porte et dire "Bonjour Monsieur" doit être parfait.

Et moi, je suis à ce service de l'excellence, pour que tout se passe bien. Mes dessins, les flux que je vais mettre en place, doivent aider les gens à être meilleur.

Quelle est la particularité de l’hôtellerie de luxe ?

Les clients attendent beaucoup plus. C’est pour ça que dans la haute hôtellerie, les clients se dirigent de plus en plus vers les boutiques hôtel, car ils sont beaucoup plus créatifs. À tel point que la haute hôtellerie s’inspire de ces électrons libres que sont les investisseurs privés dans les boutique hôtels.

Ayant la chance de travaillant pour les deux, je peux faire bénéficier l’un des avancées et des rêves de l’autre. C’est transversal. En ce moment, je suis en train de réaliser 16 hôtels pour 12 marques différentes. Il y a des sujets, des identités à conserver, suivant les parties du monde ou suivant la clientèle ; et ça, c'est très important, car on ne va pas s’adresser au client de la même manière que l’on soit au Moyen-Orient, en Asie ou aux États-Unis.

La complexité de mon travail, c'est comment avoir une réponse identitaire, c’est-à-dire respecter la marque et qu’elle soit reconnue, à des demandes qui sont individuelles. C’est tout le paradigme de l’hôtellerie, car il n’y a pas un client identifié, il y a des clients identifiés. Et là, il faut réussir à brander tout cela. C’est pourquoi je suis en perpétuel questionnement, ma vie n’est faite que de doutes, je n’ai pas de formules magiques. D’ailleurs, ceux qui en ont, doivent beaucoup s’ennuyer dans la vie.

Je réinvente à chaque fois. Je fais de la haute décoration. Chaque projet est différent, et doit être plus juste que le précédent. Et pour moi, c'est idéal, car c’est un monde sans limites.

Y'a-t-il un projet qui a une place particulière ?

Je ne regarde jamais derrière moi, j'ai une très mauvaise mémoire et j'oublie instantanément tout ce que j'ai fait. Je dirai donc les prochains. Ce sont les projets sur lesquels je suis en train de travailler qui sont vraiment mes bébés. Et la chance que j'ai, c'est que comme j'en fais beaucoup, lorsque je livre un projet que je viens de finir, ce n'est pas douloureux. C'est un déséquilibre avant et pour cela aussi, j'ai beaucoup de chance.

Qu'est-ce qui vous inspire le plus et qui vous permet de vous renouveler ?

Tout m'inspire, tous les détails, même les plus insignifiants. Mon enfance, avec les petits détails qui remontent de zéro à huit ans, un livre… C'est pour ça que je suis assez poreux à tout ça. Lorsque l'occasion se présente, j'ouvre un livre, lorsque je prends le train, j'achète toujours un magazine que je n'ai jamais lu avant : ça peut être sur le tricot, l'univers des trains électriques, la chouette hulotte…. On apprend toujours de ces fausses pistes, j'adore cela. L'inspiration et les choses intéressantes n'arrivent jamais là où on les attend. Il faut aller de l'avant et essayer de multiplier ces occasions.

À propos de l'auteur

Amoureuse des rencontres humaines, Sonia a d’abord développé une carrière dans les médias, avant de s'installer à Londres et de se réorienter dans l’envers du décor digital. Comme une vocation, elle a repris sa plume pour partager la passion et les ambitions de l’hôtellerie de luxe.

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