INTERVIEW – DIDIER BEAUTEMPS, FONDATEUR, ATELIER COS : « L'ARTISAN APPORTE L'IMPERFECTION QUI REND L'OBJET UNIQUE » (France)
Architecte du Ritz Paris où il a démarré sa carrière, Didier Beautemps garde un lien particulier avec le palace parisien, mais a su s’en émanciper pour enrichir sa carrière de projets variés au service d’une certaine idée du luxe et de l’architecture. |
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INTERVIEW – DIDIER BEAUTEMPS, FONDATEUR, ATELIER COS : « L'ARTISAN APPORTE L'IMPERFECTION QUI REND L'OBJET UNIQUE » (France)
Architecte du Ritz Paris où il a démarré sa carrière, Didier Beautemps garde un lien particulier avec le palace parisien, mais a su s’en émanciper pour enrichir sa carrière de projets variés au service d’une certaine idée du luxe et de l’architecture. |
Catégorie : Europe - France - Interviews et portraits
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Interview de Christopher Buet le 10-08-2023
Qu’elle semble loin la rade toulonnaise, son port militaire et la Méditerranée qui s’étend à perte de vue. De ce passé, Didier Beautemps en garde un amour inconditionnel et un rêve chevillé à l’âme, celui de vivre sur l’eau, qu’il espère un jour concrétisé par le travail ou pour lui.
En attendant de se plonger dans ce projet fou aux contraintes techniques passionnantes, l’architecte concentre ses forces sur une activité foisonnante où il peut laisser libre cours à son sens des volumes et concrétiser les inspirations de l’Argentine Valeria Sanchez, son associée à la tête de l’Atelier COS depuis 2008. Ensemble, ils ont conçu de nombreuses propriétés privées, mais aussi et surtout des hôtels de prestige : l’Hôtel du Palais à Biarritz, le Four Seasons George V, Cheval Blanc Courchevel et bien entendu le Ritz Paris.
Si son âme vibre à Toulon, son cœur, lui, bat dans les murs du palace parisien, où il a été architecte maison y apprenant son métier, l’art du luxe et de l’excellence à la française. Un palace qu’il connaît sur le bout des doigts et dont il a assuré la rénovation complète, repensé les espaces et flux et assuré la transition vers le XXIe siècle.
En plein déménagement, l’architecte chevronné s’est accordé une pause avec le Journal des Palaces pour évoquer ce chantier titanesque, l’évolution des palaces et proposer une vision collective et artistique du métier d’architecte.
Journal des Palaces : Quand et pourquoi avez-vous créé Atelier COS ?
Didier Beautemps : Atelier COS a été créé en 2001. Cela faisait sept ans que je travaillais comme architecte maison pour le Ritz Paris et je voulais savoir si cette riche expérience pouvait être transposée hors de cette bulle.
Que signifie ce nom ?
Pendant mes études d’architecture à UP9 (ndlr : aujourd’hui l’École supérieure d’architecture Paris Val de Seine), nous étions quatre copains à nous réunir tous les premiers mercredis du mois pour développer nos « inventions ». Ce groupe, nous l’avions surnommé « les savants cosinus ». Quand j’ai réfléchi à nommer ma société, j’ai adoré la notion d’atelier et COS en souvenir de cette époque hyper créative.
Quelle est la signature de l’Atelier COS ? Quelle vision de l’architecture défendez-vous avec votre associée Valeria Sanchez ?
La signature de l’Atelier COS c’est son process : écouter, comprendre et restituer avec ce supplément d’âme qui caractérise notre travail.
Des rencontres naissent de nouvelles aventures professionnelles. Notre métier d’architecte n’a de cesse de réduire son champ d’activité. Aujourd’hui, il faut savoir combiner les différentes expertises pour rester « maître » des projets. Alors, lorsque nous recrutons des personnes partageant nos valeurs, nous développons de nouvelles branches pour pouvoir un peu plus maîtriser l’art de construire et étoffer notre métier de « maître d’œuvre ».
Nous avons créé Atelier Cos Design avec Hervé Jaillet à la fin de la rénovation du Ritz Paris. Nous avions une équipe extraordinaire pour développer le concept de Thierry Despont et je ne me voyais pas me séparer d’une telle expertise. C’est ainsi que je conçois l’architecture et mon travail.
Comment fonctionne votre duo avec Valeria Sanchez ?
J’ai rencontré beaucoup d’architectes et certains ont ce sens du trait qui fait que c’est élégant quand ils dessinent et Valeria l’a. Elle est la véritable créatrice. Elle est terriblement efficace et a ce côté « think out of the box ». Elle me surprend et elle surprend les clients par son approche.
Là où nous nous complétons, c’est que nous échangeons beaucoup pendant les périodes de création. Elle a la fragilité du créateur qui envoie beaucoup d’idées et est parfois perdue, et je suis là pour la rassurer, rebondir sur un élément et tout se met en place.
Quel projet est le plus ambitieux que vous ayez mené ? Pourquoi ?
Nous avons la chance de travailler sur des bâtiments avec des marques extraordinaires, ainsi il n’y a pas un projet qui domine tous les autres. Avec Cheval Blanc Courchevel, LVMH a créé une marque hôtelière exceptionnelle. Nous avons eu la chance de réaliser des maisons particulières un peu partout dans le monde pour des clients prestigieux, mais aussi des projets qui restent confidentiels qui ont tous été de véritables aventures humaines.
Vous avez travaillé sur la rénovation du Ritz Paris. En quoi a consisté votre travail sur cette institution ?
Mon aventure au Ritz Paris est hors norme. Lorsqu’on nous confie, en 2005, son projet de rénovation, la commande est claire : faire renaître de sa clientèle et conserver l’âme du lieu en faisant entrer le palace dans le XXIe siècle.
Le Ritz Paris est une institution à part et nous devions l’inscrire dans une intemporalité contemporaine. Nous avons regardé ce qui se faisait ailleurs et pas que dans l’hôtellerie, mais aussi dans le résidentiel haut de gamme, et nous avons déterminé ce qui devait être implémenté pour en faire un palace moderne. Il fallait le rendre le plus efficace en termes de service, trouver le mix room optimal, faire de la « création » de valeur et investir ces lieux pour une plus belle expérience client.
Comment avez-vous appréhendé ce défi ?
Au-delà de la notion de rareté, ce qu’on recherche aujourd’hui dans le luxe, c’est qu’on nous raconte une histoire. Séjourner au Ritz Paris, c’est séjourner dans un symbole de l’architecture française. L’expérience du Ritz Paris débute dès qu’on franchit le péristyle et la porte-tambour dans un mouvement quasi cinématographique. Cependant, avant la rénovation, une fois à l’intérieur, ce décor disparaissait. Les trois seules fenêtres étaient occupées par le bureau du responsable de la réception et du postier et un escalier de service. Notre objectif a donc été de retrouver l’âme de cet hôtel.
De nombreuses années ont été nécessaires pour comprendre le lieu. Notre chance a été que le Ritz Paris conservait au sous-sol l’ensemble des plans des projets et des esquisses du passé dont les plans originaux de Charles Mewès. Ceux-ci retraçaient la mémoire de l’hôtel, son ambition et sa volonté d’innovation permanente sans être à l’avant-garde.
Nous pourrions résumer ce défi avec les interrupteurs en forme de lyre dessinés par Charles Mewès et César Ritz. Il était impensable de supprimer cet élément de décor, véritable pièce de patrimoine. La solution a été de nous en servir comme kill switch en conservant leur aspect couplé à la technologie du XXIe siècle.
Vous avez également travaillé sur l’agencement même du bâtiment.
Nous ne pouvions pas construire un mètre carré supplémentaire. Avec cette rénovation, nous avons pu retrouver des éléments qui avaient été profondément modifiés, comme ceux de la réception ou du hall. Nous avons essayé de dispatcher des espaces qui avaient été créés et dénaturaient le bâtiment pour les mettre à des endroits où ils créaient de la valeur. Ce fut un Rubik’s Cube grandeur nature.
Nous avons rajouté près de 3.000 m² de chambres en sortant des bureaux qui n’avaient pas forcément besoin d’être dans l’hôtel, en compactant et en organisant plus intelligemment les installations techniques. Par exemple, le bureau des gouvernantes était au 6e étage côté jardin. Nous l’avons déplacé au -2 où étaient tous les services du personnel. Grâce à ça, d’un grenier mal éclairé, nous avons pu créer une suite signature avec une terrasse de 100 m² avec vue sur la place Vendôme. Nous avons fait pareil avec des bureaux administratifs. Nous avons aussi démoli des entresols qui servaient de plancher à des installations techniques, ce qui nous a permis de créer l’étage supplémentaire sur la galerie et des chambres.
Au Ritz Paris, il y avait un office à chaque étage pour distribuer les petits-déjeuners avec un système de monte-plats relié à la cuisine centrale. Aujourd’hui, nous avons ajouté un ascenseur et tout se fait avec un room service au sous-sol. Tout part de là et à chaque niveau, nous avons récupéré de l’espace.
Quels ont été les défis le plus complexes à relever sur ce chantier ?
Le Ritz Paris fonctionne comme une pièce de haute joaillerie. Lorsqu’on conçoit ou réhabilite un bâtiment de cette taille (ndlr : 27.000 m²), le premier travail à effectuer en tant qu’architecte concerne les flux : comment, par le jeu de couloirs adéquat, le service peut aller d’un point à un autre, rapide et irréprochable, sans croiser ni perturber la quiétude des clients.
Il fallait faire passer toute la technique que nécessitent les palaces d’aujourd’hui dans des bâtiments construits à une époque où on n’avait pas besoin de tout ça. Nous avons ajouté environ 15 ascenseurs et 20 nouveaux escaliers dans des espaces qui n’étaient faits pour ça.
La piscine est aussi un bon exemple. Sa rénovation a été un vrai défi, d’abord pour des questions de sécurité, et un casse-tête géothermique. Elle était au deuxième sous-sol où il est théoriquement interdit d’accueillir du public. Après avoir obtenu le permis de construire, nous avons pu redessiner un espace de 1.560 m² dédié au bien-être et à la beauté, tout en réorganisant complètement le sous-sol afin que le premier soit public, le deuxième pour le personnel et le troisième réservé à la technique.
Avez-vous fait la démarche d’aller discuter avec les salariés pour comprendre leurs problématiques et leur créer un meilleur environnement de travail ?
Au Ritz Paris, on me disait : « La déco ne satisfera jamais tout le monde, mais ce qui différencie les palaces, c’est le service. » Pour que le service soit à la hauteur des exigences des clients, il faut comprendre comment chaque service opère, quels sont leurs besoins.
Le Ritz Paris a beaucoup inventé. Par exemple, son bar a été le premier à servir à manger. Le bar Vendôme, aujourd’hui, est un restaurant, sauf qu’à sa création, le bar était à l’opposé des cuisines. Il a fallu trouver une liaison bar-cuisine en sous-sol pour que ça marche mieux et éviter ces croisements de flux avec les clients.
Quelles différences avez-vous notées entre le chantier du Ritz Paris et ceux de l’Hôtel du Palais à Biarritz, le Four Seasons George V, le Cheval Blanc de Courchevel ou le Château de Saran ?
À l’Hôtel du Palais, nous avons fait exactement le même exercice avec une analyse des flux. Nous avons notamment constaté que dans les sous-sols, le linge sale croisait l’envoi du restaurant ou l’entrée du personnel. Nous avons revu la circulation, créé un monte-bagages pour acheminer les bagages en chambre sans utiliser les ascenseurs du room service, par exemple.
Quand j’ai fini le Ritz Paris, je pensais avoir fait mon Graal, mais immédiatement s’est présenté l’Hôtel du Palais avec la même problématique, mais en bord de mer. Le bâtiment était rongé. Je me souviens que nous essayions de changer le carrelage d’une salle de bain et la cloison était venue avec. C’était presque plus complexe, mais avec un budget qui n’était pas le même. Il a fallu être très astucieux.
Comment vous y êtes-vous pris ?
Avec les équipes de l’Hôtel du Palais, composées en partie de MOF (ndlr : Meilleur Ouvrier de France), nous avons regardé ce qu’il était raisonnable de réparer. Nous avons réadapté les tissus, changé les couleurs… Dans les endroits les plus importants, nous avons fait de la rénovation lourde et les dernières chambres, nous avons fait du « touch-up » (ndlr : des retouches).
Quel regard portez-vous sur l’évolution de ces exigences en matière d’architecture ? Comment ont-elles évolué ?
Les palaces, au départ, c’étaient des débauches de tout et aujourd’hui, il faut réfléchir à être plus économe. En 20 ans, il y a eu des avancées importantes sur la purification de l’air, les économies d’énergie… Au Ritz Paris, nous avons perdu environ 10 cm sur toute la périphérie des murs pour isoler le bâtiment.
Pour le marbre, nous travaillons sur des nids d’abeille pour ne plus avoir des éléments lourds tout en gardant la surface de pierre. La création de valeur est passée aussi par la création de jardins et de terrasses. Ce n’était pas un des soucis premiers de l’hôtel et aujourd’hui, c’est devenu essentiel dans chaque projet.
Que vous apportent les artistes avec qui vous travaillez ?
Les artisans occupent une place primordiale dans la définition du luxe. Loin de la standardisation, l’artisan apporte l’imperfection qui rend l’objet unique. Ce que nous aimons avec Valeria, c’est d’associer des artistes. Nous avons travaillé avec Aurore de la Morinerie sur un projet de maison. Nous l’avons sortie de sa zone de confort où elle fait ses aquarelles pour la mode et elle nous a sorti des éléments magnifiques à utiliser en déco.
Pour le Ritz Paris, nous avons offert une carte blanche au jeune photographe Grégoire Eloy (ndlr : prix Niépce Gens 2021). Il passait tous les deux mois sur le chantier et faisait 20 photos. Pour les 20 ans d’Atelier COS, nous avons monté une exposition avec douze séries de douze photos. On y voit, par exemple, une trace d’un gant en poussière sur une vitre. Je trouve ça d’une poésie extraordinaire. J’aime ces regards transverses et ça nous nourrit, car ce sont des approches tellement différentes qu’on en retire toujours quelque chose.
Comment a évolué votre vision de votre métier ?
Notre métier est devenu de plus en plus segmenté. Nous avons beaucoup moins de liberté aujourd’hui. Les normes deviennent de plus en plus contraignantes et tendent à uniformiser les choses tant il faut rentrer dans des cases… Cela donne l’impression d’une progressive infantilisation du métier.
Quels sont les prochains projets de l’Atelier COS ?
Nous pouvons parler de l’Ilot Saint-Germain dont le permis de construire a été déposé. Il s’agit de l’ancien ministère de la Guerre que nous transformons en résidence et hôtel (ndlr : 80 chambres et des appartements en service hôtelier, un rooftop et deux piscines).
Quel serait le projet de vos rêves ?
Je rêve d’habiter sur l’eau. Quand j’étais étudiant, j’avais fait un projet d’hôtel flottant et j’ai gardé cette idée dans un coin de ma tête. J’avais proposé à un grand groupe qui cherchait à faire un hôtel à Saint-Tropez, mais ne trouvait pas d’endroit, de le faire flottant. On m’avait répondu que tout le monde y serait malade. Il avait raison, car un hôtel flottant, ce n’est pas pour qu’il soit ancré au fond. J’avais donc réfléchi à un système pour faire en sorte que l’hôtel soit toujours en mouvement sur son axe pour que les effets de la houle n’entrent pas en résonance avec le bâtiment. Un jour, j’irai au bout de cette idée.
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